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26 décembre 2023

Au magazine RG, avec Alain Bouchard


Alain Bouchard, dans une photo de 1980



Parmi la génération née au cours des années trente et, plus encore, celle née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, des hommes et des femmes, qu’un élan d’affection, secret ou non, poussait vers d’autres de leur sexe, ont eu le courage d’affronter une tâche véritablement historique : briser les barrages dressés devant leur désir que sont, selon l’époque ou le territoire, le péché, le crime, la pathologie.


Alain Bouchard a vu le jour le 12 septembre 1945, dans un village en bordure du lac Saint- Jean, et est décédé le 5 septembre 2023, à Montréal, des suites d’un cancer. Au cours de sa vie, il a assumé cette tâche en élargissant les marges de sa liberté, que la Vie concède à chacun chichement. En fondant le magazine gai, RG, au début de ces tristes années quatre-vingt, sa revue a offert pendant ses 27 années de parution, sous sa gouverne, un lieu où Alain se sentait libre de s’exprimer, comme pour ses nombreux collaborateurs, dont moi.


Au départ, ce texte se voulait un hommage rendu à mon ami. Mais le mot « hommage » renvoie trop à ces cérémonies formelles de la mémoire, avec une rhétorique creuse qui meuble leur vacuité, dont le prototype est le jour du Souvenir. De sorte que je préfère une formulation davantage intime et juste à la mémoire d’Alain, afin de souligner son travail en tant qu’éditeur de la revue, mais également comme journaliste, en tenant compte de nos rapports qui se sont échelonnés sur deux décennies. Ce texte deviendra donc un acte de reconnaissance.



Dans quelles circonstances ai-je fait la connaissance d’Alain ?


Aucun souvenir d’une présentation formelle ne remonte à ma conscience, car les habitudes du milieu que nous fréquentions étaient très informelles.

Étrange phénomène que la mémoire : à des bribes de nos sentiments et à quelques résidus d’émotions se mêlent des sensations diverses ; où s’entassent des idées ou de simples mots. De ce fatras, une bonne partie se loge dans les recoins de l’oubli, alors qu’une autre s’offre au repêchage et devient nos souvenirs. Et puis, cette fâcheuse matière que je nommerai vouloir oublier qui revient nous narguer constamment. J’envoie donc ma sonde récupérer quelques données sur un tel « Alain Bouchard » dont voici ci-dessous le résultat.


Repérage facile de l’époque : nous sommes dans les semaines suivant la descente policière du 21 octobre 1977 au bar Truxx, rue Stanley, au centre-ville de Montréal. Plus de 200 hommes étaient arrêtés en vertu de délits archaïques du Code criminel, soit de « s’être trouvé dans une maison de débauche » ou encore, celui de la « grossière indécence ». (L’abrogation des infractions du Code criminel liées aux « maisons de débauche » a eu lieu en juin 2019, soit près de 42 ans après la descente du Truxx.)


Ce qui sera plus déterminant pour la suite a été la vigoureuse protestation du lendemain soir, pendant laquelle des centaines de manifestants ont bloqué pendant des heures la circulation dans la rue Sainte-Catherine. Alain m’a confirmé qu’il était du nombre. Quant à moi, je ne me trouvais ni au bar le soir de la rafle ni le lendemain à la manifestation, car j’étais alors déconnecté du milieu. Mais ces événements m’ont mobilisé et je devenais un militant désormais branché sur du voltage 220 !


Au cours de cette fin de semaine tumultueuse, un mouvement de revendication, c’est-à-dire politique, naissait au Québec. De sorte que, rapidement, des contacts ont eu lieu avec le gouvernement du Parti Québécois, au pouvoir depuis le 15 novembre 1976, qui ont conduit à la modification des critères interdits de discrimination dans la Charte québécoise des droits et libertés afin d’y ajouter « l’orientation sexuelle ». Il s’agissait d’une revendication clé de l’Association pour les droits des Gai(e) du Québec (ADGQ).


Contrairement à la dépénalisation de l’homosexualité (consensuelle et entre adultes) dans le Code criminel, entrée en vigueur au début de 1969, qui était concédée « d’en haut » par un pouvoir politique soucieux de réformer le droit pour le rendre compatible avec les changements opérés dans la société, cette victoire en matière de droits et pourvue d’une forte composante symbolique a été arrachée à partir « d’en bas », par l’action publique de ces jours fiévreux d’octobre et de novembre 1977.


Dans les années antérieures, des groupes (dont le mythique « Front de libération homosexuel ») avaient mis l’accent sur une identité à affirmer haut et fort. Comme l’identité est du ressort de tout un chacun, ce souci s’est maintenu depuis et deviendra la notion de « fierté ». Mais une revendication qui vise la société et ses institutions se décline toujours en matière de droits et d’action politique. D’où l’efficacité nécessaire du discours diffusé, des gestes posés et d’alliés approchés. (Petite dérive hors propos : aujourd’hui, la quête d’identité se transforme en identitarisme et s’y subordonnent indistinctement toutes actions qu’elles soient sociales, culturelles ou politiques. D’où des controverses absentes de l’époque considérée ici.)


Les événements décrits ci-dessus, Alain les a vécus sûrement, mais à sa manière. Son engagement militant restera constant jusqu’à tard dans sa vie. De retour de ses études en France, il s'établit au Nouveau-Brunswick et amorce une carrière de psychologue. Avec son déménagement à Montréal en 1975, ses connaissances, son expérience et ses convictions l'amènent à s'engager publiquement à défendre une vision positive de l'homosexualité contre celle qui prédominait alors). Avec les années, cela prendra diverses formes : la publication de livres, l’organisation de symposiums, d’interventions dans les médias et, comme projet ambitieux, la création du magazine RG. Outre sa fonction d’informer, la double matrice de RG a été les identités à explorer dans leurs nuances et la promotion de revendications. Mais là, j’anticipe, car dans le récit que je brosse ci-dessous, j’ignore qui est Monsieur Alain Bouchard.



Amas de souvenirs 1


... une salle de réunion bondée... j’étais parmi les membres de l’ADGQ... novembre 1977 (?)... Claude Beaulieu, son président, interpelle quelqu’un derrière moi : « Alain, est-ce que tu places ton annonce le mois prochain ? »... D’instinct, je vire la tête pour savoir qui c’était et je vis un beau moustachu ! Me suis-je prononcé les mots « intéressant, à connaître » ? Je ne sais pas, mais le sens y était.

Ce manquement au décorum, qui exige de telles transactions qu’elles se déroulent en privé, témoigne de la terrible pauvreté de cette association fondée l’année précédente.



Amas de souvenirs 2


... Mai 1978 (?) Nous nous connaissons, Alain et moi, du moins assez pour qu’il m’invite, avec un de ses amis, Guy, à son appartement, près du métro Frontenac... dès la porte franchie, je vois dans la pénombre, sur le sol, sur le canapé, des boîtes, des enveloppes, certaines scellées et timbrées, d’autres ouvertes... Je lui demande de quoi il s’agit : « C’est mon Club contact ».

Je ne me souviens pas d’avoir trouvé incongru qu’un psychologue, dont le travail me semble bien rémunéré, s’adonne à une activité qui exige beaucoup de travail à colliger et à réexpédier des réponses à des messages des membres, le tout anonymement, bien entendu. Un travail qui lui rapporte à peine quelques dollars par lettre. Pourtant, me dit-on, Alain croyait que les rencontres accordent sinon le bonheur, du moins une promesse de plaisir. Surtout pour ceux qui habitent en dehors des grands centres. Et à une époque, faut-il le rappeler, sans Internet et iPhone ! Il devait maintenir le coin des rencontres jusqu’à la toute fin du journal qu’il éditait.

D’ailleurs, je lui suis reconnaissant, car c’est en répondant, plusieurs années plus tard, à une telle annonce que j’ai fait la connaissance d’un homme qui depuis joue un rôle important dans ma vie.



Amas de souvenirs 3


... Septembre 1978 (?), lors d’une assemblée des membres de l’ADGQ, Alain devait nous informer sur un stage en France pour une trentaine de personnes qu’il avait proposé à l’Office franco-québécois de la jeunesse. Ce stage devait permettre de rencontrer ceux et celles qui militent pour la cause homosexuelle en France. Choc !, Stupéfaction ! Alain nous lisait la lettre de l’OFQJ l’avisant de l’annulation de la visite par le ministre du Gouvernement français, responsable de l’organisme là-bas…



Et Alain créa RG


À l’automne 1981, Alain planifiait la parution, prévue pour janvier suivant, d’une publication mensuelle, en format tabloïd, imprimée sur papier journal. J’ai récemment eu l’occasion d’examiner les premiers numéros de cette publication portant le titre Rencontres Gaies. Ont défilées sous mes yeux page après page d’annonces des membres de son Club contact. Mais, enfin, avec le numéro 4 d’avril 1982, du contenu éditorial. Cela tombait bien, car au même moment, éclatait une crise interne à l’ADGQ et à son journal Le Berdache. Pendant trois ans, depuis la parution de son premier numéro, en juin 1979, Le Berdache, un média issu de la communauté (ou ce qu’alors nous nommions ainsi), avait offert un contenu d’informations et de réflexions, souvent d’un niveau soutenu. Mais ses jours étaient comptés pour différentes raisons, trop complexes à aborder ici. Je renvoie donc à mon article « Le Berdache, l’ultime utopie », paru dans RG, en 1999, et repris ensuite dans mon blogue. Envoici l’adresse du lien :


https://pleaublogue.blogspot.com/2013/10/le-berdache-lultime-utopie-texte-de-1999.html


En septembre 1983, pour le numéro 14, le titre 

« Rencontres Gaies » est tout simplement abrégé en RG. En janvier 1984, la revue délaisse le format tabloïd pour le format magazine, soit le même format d’impression que Le Berdache. Mes connaissances des premières années de RG sont limitées, car j’étais ailleurs...


Et moi, où étais-je ?


L’année 1982 s’est avérée être très pénible pour moi. Suite à un conflit interne, j’ai quitté le militantisme gai et abandonné aussi mes études universitaires à plein temps, car un cursus de philosophie et de science politique ne conduisait nulle part sinon qu’à moi-même. De sorte que j’éprouvais la sensation que le camarade Pleau avait oublié l’individu Marcel.


Il valait mieux que je me trouve un emploi. Hélas ! Je n’avais pas évalué l’ampleur des mesures prises pour lutter contre l’inflation persistante depuis les années 70. Le 6 août 1981, le taux directeur de la Banque du Canada atteignit la stratosphère : 21,24 %. Les taux sont restés pendant toute l’année 1982, au-dessus de 10 %, alors que l’économie canadienne s’engouffrait dans une terrible récession. En 1982, à Montréal, le taux de chômage s’établissait autour de 15 %, et restera fort élevé pour longtemps. Aucun emploi en vue ni pour moi ni pour d’autres.


Cependant, en février 1983, on m’a offert un contrat de six mois au sein d’un organisme communautaire. Le gouvernement du Québec, craintif que la détérioration de la situation de l’emploi ne vienne alourdir le budget de l’aide sociale, s’est mis à subventionner des emplois temporaires dans le secteur communautaire ou institutionnel avec l’objectif de permettre que ces personnes mises au chômage puissent ensuite devenir admissibles aux prestations d’assurance- chômage. Celles-ci, rappelons-le, sont entièrement prises en charge par le gouvernement fédéral. Vive la créativité bureaucratique ! Ainsi, j’ai réussi à survivre pendant plus d’une décennie, passant d’un contrat au chômage, ou en dénichant au besoin des emplois à temps partiel. Une précarité qui m’accommodait, car cela me laissait du temps pour ma vie culturelle.


Il n’y avait pas que des ennuis matériels qui m’inquiétaient. Le surgissement d’une maladie inconnue jusqu’alors et qui frappait, entre autres, des hommes gais comme moi, devenait chaque jour davantage, une tragédie. Je consultais le magazine RG à ce sujet, quand je réussissais à le trouver. Les 10 000 exemplaires du journal, distribués gratuitement dans plusieurs commerces du Village comme ailleurs à Montréal, et dans plusieurs villes du Québec, s’envolaient rapidement dès sa diffusion au cours des premiers jours du mois.


Quant à Alain, je ne l’avais pas revu depuis l’époque où je militais à l’ADGQ.


Et puis…


Amas de souvenirs # 4


Au début d’octobre 1987, en après-midi, j’étais attablé à un café de la rue Saint-Denis, à lire, quand j’entends cogner à la fenêtre : Alain Bouchard !, me criai-je. Il entre et nous parlons quelque temps. Aucun souvenir de notre conversation, jusqu’à ce qu’il me dise : « Marcel, tu ne voudrais pas écrire quelques

articles politiques pour mon journal ? » Aucun souvenir de la suite sinon de mon assentiment enthousiaste, car dès le lendemain, je me documentais en vue d’écrire un article sur un sujet alors d’actualité : le traité de libre- échange Canada–Etats-Unis.




Le journalisme au magazine RG



Comme je ne peux pas parler des rapports des autres collaborateurs avec Alain, je m’en tiendrai exclusivement à nos rapports. À titre de collaborateur du journal, j’ai vécu ma période la plus intense et productive à partir de l’automne de 1988 jusqu’à la fin de 1994.


Pendant ces six années, et au-delà, je ne travaillais pas « pour Alain », mais à la réalisation de mes textes. D’ailleurs, dès le départ, Alain m’avait précisé qu’il ne m’assujettirait pas à des commandes, car il préférait laisser ses collaborateurs libres de choisir les sujets et la forme de leurs textes. Cependant, il se réservait le droit, si nécessaire, de soulever des objections. Ce qui tombait bien, car je ne peux ni ne veux écrire par obligation, même pas pour de l’argent. Par conviction, peut-être ; par passion, certes ; surtout, lorsque poussé par un sentiment d’urgence... Au cours de mes nombreuses années passées auprès de lui, il m’est arrivé une seule fois qu’Alain refuse un texte, en l’occurrence un billet satirique qui, craignait-il, aurait pu offusquer une personne de sa connaissance.


Outre des textes politiques, j’ai réalisé des entretiens avec plusieurs personnalités : le Dr Jean Robert, le dramaturge Michel Marc Bouchard (incidemment le neveu d’Alain), le romancier français Dominique Fernandez, (avec l’aide de Robert De Grosbois) et aussi avec quelques personnes moins connues, tel ce Walter qui m’a parlé de la drague à Montréal au cours années 40-50. Ou encore, l’artiste d’origine allemande, Peter Flinsch. Je me suis amusé un peu en écrivant des articles moins sérieux. Par exemple, celui intitulé : Quand, s’excitant, ce cache-sexe s’exhibe, sur des sous-vêtements pourvus de qualités érotiques, semble-t-il.


Il avait quelques projets sur lesquels Alain et moi avons travaillé étroitement. Quelques mois avant la tenue à Montréal, au début août 1989, du Congrès mondial du sida, nous avons préparé ensemble le questionnaire d’un sondage sur le sexe sécuritaire pour le diffuser auprès de nos lecteurs. Près de 300 questionnaires dûment remplis nous sont parvenus. Je me suis attelé à les analyser. Ce qui a exigé beaucoup de temps...


En septembre 1990, un interview exclusif avec le maire de Montréal, Jean Doré (1944-2015), a représenté un moment phare dans l’histoire de RG. Alain s’est chargé de négocier l’entretien avec son cabinet et, ensemble, nous avons longuement préparé les questions à poser. En matinée de la journée prévue pour l’entretien, je travaillais à temps partiel, j’ai donc couru du bureau jusqu’à l’Hôtel de Ville, où m’attendait Alain. Une fois dans le bureau du maire, Alain prenait les photos, et moi, je m’occupais de l’enregistrement des réponses de Jean Doré à nos questions. En 1986, Jean Doré avait succédé à Jean Drapeau, qui avait occupé ce poste depuis 26 ans. Quatre ans plus tard, il cherchait à se faire réélire aux élections de novembre. En réponse à ma première question, Jean Doré a rappelé que son conseiller pour le Village, Raymond Blain (1951-1992) lui avait demandé au moment de se présenter aux élections de 1986, s’il fallait qu’il mentionne qu’il était gai. Doré lui aurait répondu : « tu devrais en parler publiquement ; c’est fini ce temps-là ».


Plus loin dans l’entretien, sa réponse à notre question sur l’opportunité d’embaucher des policiers ouvertement homosexuels, Jean Doré nous a répondu : « De la même façon qu’il faut que le service de police soit le reflet de notre société, oui, je pense qu’il serait intéressant d’avoir des personnes qui seraient crédibles dans la communauté comme la communauté gaie et lesbienne, qui puissent être capables de faire les liens avec le Service de police. ». C’est cette réponse qui a retenu l’attention des grands médias, à qui nous avions envoyé RG dès son impression. Le Journal de Montréal a titré : « Le maire Doré suggère l’embauche de policiers gais ». D’autres médias ont rapporté de manière plus factuelle cette longue interview. Nous étions, Alain et moi, heureux de l’impact de cette entrevue exclusive. En novembre, Doré a été réélu, comme d’ailleurs son conseiller pour le Village, Raymond Blain, qui tristement devait mourir, en cours de mandat, en 1992, des suites du sida. À 41 ans…


***


En 1993, devant l’imminence de la fin de mes prestations de chômage, j’ai proposé qu’Alain qu’il obtienne une subvention de création d’emploi de six mois, du même genre que celles qui m’avaient permis depuis 1983 de travailler pour plusieurs organismes. Un peu méfiant, il a néanmoins accepté. Il s’est vite rendu compte que la bureaucratie s’adonne à son passe-temps favori : la paperasse...


Magnifiques six mois, que le milieu culturel baptise d’une phrase élégante : une résidence de création ! Plusieurs de mes textes ne paraîtront que l’année suivante. 


Cependant, chômeur de nouveau, en 1994, des doutes m’assaillaient sur ce que j’avais fantasmé pendant l’année antérieure : devenir un journaliste de carrière. Au cours des cinq dernières années, j’ai assisté à d’innombrables conférences de presse ou à des congrès, dûment accrédité pour RG. J’observais attentivement les journalistes à l’œuvre et si l’occasion s’y prêtait, je leur soutirais des confidences sur leur travail. Chez les salariés des grandes entités de la presse écrite, j’y percevais le stress des horaires, la soumission à la loi implacable de la productivité, la crainte devant la compétition des plus performants, des plus séduisants, des plus jeunes, l’ennui d’un métier qui exige d’écrire de manière le plus accessible au grand nombre, la perte de prestige, de moyens et de rémunération devant l’essor du journalisme télévisé. Chez les pigistes, c’était de longuement travailler des textes, expédiés sans être certain de leur publication, et, lorsque c’est le cas, l’attente angoissante d’un chèque qui n’arrive toujours pas...


Je commençais dès lors à tout remettre en cause. Par une intuition accablante, ma « prise de conscience » a mis fin à ces rêves d’une carrière qui ne me convenait pas. À moins que je ne convienne pas à une entreprise de presse.En poussant la réflexion, ma conviction se solidifiait : le journalisme constitue un cimetière de l’écriture. Même un texte superbe demeure, faute de lecteurs, lettre morte…


À partir de la fin de 1994, je perdais progressivement l’intérêt d’écrire sur la « communauté gaie », qui ne me nourrissait plus... Je sentais avoir fait amplement le tour pendant quatre années d’un militantisme intensif et de cinq ans de journalisme pour un média gai. Je devais me ressourcer ailleurs. Dans les arts, ma nouvelle passion. Jusqu’à la vente de RG, en 2008, je suis demeuré un contributeur occasionnel, soumettant des critiques de livres, de films et, surtout, d’expositions. Jamais Alain ne m’a refusé un texte au motif que le contenu n’avait rien à voir avec la communauté.


Taciturne et peu intéressé par les discussions de théorie, Alain me les commentait rarement. Nos conversations concernaient donc des choses plus concrètes. L’image d’Alain qui me vient spontanément à l’esprit est celle que je voyais lorsque je lui remettais un texte ou le consultais sur une affaire : dans son minuscule réduit lui servant de bureau et, tel un galérien à sa rame, imperturbable, du moins, en apparence, il passait de longues heures derrière son ordinateur ; à ses côtés, les papiers, les photos, les DVD. Le long trajet que RG a occupé dans sa vie était au prix de bursites et de fatigue. Je demeurais admiratif devant une telle fidélité dans l’engagement. Car Alain était constant dans ses convictions : l’indépendance du Québec, la cause des gais et lesbiennes, l’aide à apporter à autrui, comme psychologue ou comme ami.


Cette détermination de voir perdurer sa revue avait aussi son prix. Editer RG a toujours comporté de grands défis au niveau financier. Les abonnements et la publicité vendue ne servant essentiellement qu’à payer les coûts de sa production. Alain n’obtenait pas un rendement lui permettant de récompenser la valeur des jours sacrifiés à ce travail inlassable. Ses contributeurs s’accommodaient de ce que leurs textes étaient, pour l’essentiel, offerts bénévolement.




***


Mon cher Alain, maintenant que ta présence ne se maintiendra que dans la mémoire des vivants, je dois me résoudre à t’écrire.


Après avoir cessé d’éditer
RG, j’avais espéré te revoir plus souvent, mais, en tant que « retraité » fort occupé, tu t’es mis à sillonner la planète pour y découvrir ou revoir des lieux et des gens, que tu prendras en vidéo, pour, au retour, redoubler cette passion de l’ailleurs, en diffusant tes films auprès d’un public avide comme toi de voyages.

Quel plaisir j’avais à te retrouver autour d’un café, seul à seul ou avec d’autres amis. De pouvoir te questionner sur ces expéditions vers des contrées lointaines, que je ne verrai jamais. Quand je te priais de m’en parler, tu m’objectais : « Tu n’as qu’à voir mes films » ! Pourtant, tu connaissais que ma passion des images s’accompagne d’une méfiance à l’égard de l’Image. De sorte que j’insistais plutôt pour que tu me racontes, de ton souffle, ce que tu y as vu et vécu. 


Par exemple, ce passage en Éthiopie, « où sévit une guerre de faible intensité » comme les dépêches des médias le précisent. Une fois, tu m’as montré des photos de ce voyage, dont l’une a été une révélation. Dans un paysage aussi désertique que déshérité, un superbe jeune homme exhibe deux symboles de notre modernité : un fusil d’assaut Kalachnikov, par lequel, éventuellement, il tuera ou se fera tuer pour une cause perdue ; l’autre, une Rolex (sans doute contrefaite), qui lui rappelle que son temps est compté. À ses pieds, un paysan, un parent peut- être, recroquevillé dans sa robe épaisse afin de se protéger d’un soleil accablant. Je contemplais longuement la signification de cette photo, le contraste de l’éphémère et de l’éternel, quand tu me ramenais sur terre : « je devais protéger l’appareil de mes gouttes de sueur à 40C, sans ombre ». Par ces mots, l’image devenait palpable.



Cher ami, j’aurais aimé te déclarer de vive voix toute la reconnaissance que je te dois. Tu es venu m’aider à structurer ma vie à une époque demeurée incertaine après mes quatre années turbulentes de militantisme. Tu m’as permis de cheminer dans le journalisme, ce qui a été une expérience inoubliable.


Alors que j’aborde maintenant les confins de mon existence, je suis peiné que tu ne sois plus là. Pour tout ce que tu as fait pour moi, un seul mot suffit : merci ! 





10 novembre 2022

Un siècle sans Marcel

À la mémoire de mon regretté ami, Paul Leroux



    « Victor Hugo dit : Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent. Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ».


Marcel Proust

Le Temps retrouvé 



Marcel (assis) avec ses amis Robert de FlersLucien Daudet1894



Le 18 novembre 1922 mourait, Marcel Proust. À Montréal, la commémoration du centenaire du décès du plus grand écrivain français du vingtième siècle

risque fort de se passer dans l’indifférence des uns et l’inculture des autres. Pourtant, les milieux culturels ont l’habitude de souligner la naissance ou le décès d’une personnalité des arts et des lettres. Cela donne lieu à la publication de livres et de dossiers spéciaux de revues, à l’organisation d’expositions et à la tenue de colloques ou de concerts. Comme je ne vois rien sur le radar, je ne peux que m’en désoler. Cependant, je me dois de mentionner, une petite, mais amusante, exposition à la Galerie Bellemare, que le galeriste a montée pour se faire plaisir. Bravo!


Certes, les commémorations d’une naissance dépassent largement celles d’un décès. Ces deux moments de l’existence d’un individu ne recèlent pas une égale portée symbolique. Ou affective, car nous aimons davantage souligner les exploits d’un individu, malgré l’adversité et les aléas de la vie. Cela me semble curieux, car c’est après la mort qu’une naissance prend sa pleine valeur culturelle en fonction de l’œuvre accomplie.


Spéculons un peu : quelle postérité Proust aurait-il connue, s’il était mort, comme sa chère mère, en 1905? À titre de chroniqueur épisodique du Figaro et auteur d’un recueil de nouvelles, une mort prématurée de ce mondain et salonnard l’aurait sûrement relégué au vaste cimetière des écrivains oubliés, eux dont l’unique gloire serait celui, de temps à autre, d’être mentionné dans une note en bas page, digne stèle funéraire de leur condition.


Il y a une vingtaine d’années, j’ai lu la biographie que lui a consacrée Jean-Yves Tadié. Une vie sans éclat particulier pour ce fils de bourgeois. Une enfance choyée, la tête le plus souvent dans les livres, avec des goûts affirmés pour la littérature, l’histoire et la philosophie; des amis du même milieu privilégié et les premières attirances sexuelles pour de jeunes hommes; la vie mondaine des salons et les soirées au théâtre ou au concert; fait notable, malgré ses fréquentations dans le «monde», il devient très tôt un dreyfusard; ensuite, ses premières publications…


L’amorce de la rédaction d’À la recherche du temps perdu, en 1909, marque un acte fondateur conséquent pour sa postérité littéraire. Pour le bonheur de ses lecteurs, Proust a pu vivre assez pour terminer son œuvre (à regret, l’auteur n’a pu tout revoir avant sa mort). Mais les nombreuses années de travail intense pour cet homme malade, atteint d’un asthme chronique, ressemblent à une longue cérémonie funèbre, qui l’amenait à fuir le «monde» et même l’amitié, pour se concentrer entièrement à sa réalisation, la vie réduite à celle d’un ascète souffreteux.


Le 18 novembre 1922 mourait Marcel, alors que Monsieur Proust lui survit par cet opus magnum.




Aborder la Recherche


Résumer le contenu d’une œuvre aussi considérable me semble dérisoire, car le contenu de ces trois mille pages est très varié : s’y trouvent une certaine histoire de France, des récits sur la vie entre 1865 et 1920, des commentaires sur des œuvres littéraires, des appréciations de la musique, de la peinture, des propos sur des artistes, écrivains et compositeurs, réels comme fictifs. Et puis, il y a les innombrables personnages, dont chacun rappelle, au-delà de leurs traits personnels, un milieu social ou une génération.

A la suite de cet hommage à Proust, j’avais envisagé de poursuivre avec une analyse détaillée de l’une de ses stratégies narratives, soit celle qui m’avait déjà frappé lors de ma relecture complète de la Recherche, en 2013. Je me réfère au fin tissage de scènes qui illustrent trois concepts : désir, mémoire, art. Une bonne partie de l’intrigue dans le roman gravite autour de ces trois concepts, qui renvoient à des forces, intenses ou affaiblies, qu’animent les personnages de cette fiction.


Fiction : l’œuvre de Proust, manifestement fictive, est devenue depuis quelques décennies la proie de critiques, historiens et philosophes. Chacun y va d’un examen des idées que renferment les pages du roman. Mais il me semble que l’on oublie quelque peu le sens du mot «fiction», celui d’être un disjoncteur nous permettant, pour un moment, de nous éloigner des lourdeurs de la réalité. Car le lecteur ressent le besoin de «croire» en la vérité d’une trame narrative. Or, chez Proust, jusqu’aux notions habituelles du temps se transforment grâce à leur mise en fiction. Plus précisément : le temps dans le roman jouit d’une plus grande plasticité que celui rappelé par notre banale horloge. C’est un temps ressenti par les personnages, et que partage le lecteur.


Cependant, à mesure que mes notes s’accumulaient et le brouillon s’allongeait, je me suis rendu compte de la démesure de mon projet initial, qui était d’examiner l’ensemble de la Recherche à la lumière de cette hypothèse de lecture pour en vérifier la justesse. Or, je me connais assez pour admettre qu’il est possible, probable même, qu’un tel projet ne se réalise pas. À défaut de m’occuper, ici, du contenu romanesque des sept tomes de l’œuvre, je choisis de m’attarder brièvement sur le premier tome : Du côté de chez Swann, et plus particulièrement sur sa première partie, intitulée, Combray.


Nombre de ceux qui amorcent la lecture de la Recherche l’ont abandonnée, découragés devant l’ampleur de l’effort à consentir ou intimidés par les longues phrases, objets faciles de railleries. Souvent, Proust allonge ses phrases afin de présenter des analyses, une pondération d’hypothèses ou, parfois, l’énoncé approfondi d’idées. Dès avant 1913, année de publication de Du Côté de chez Swann, Proust prévenait un éditeur (je cite ici de mémoire) que son roman comporterait un contenu assez «dogmatique».

Qui parle? Du Côté de chez Swann exige, dès le début, une attention toute particulière à l’égard de celui qui dit «Je» dans la première phrase : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.». Proust soulignait avec force que ce «je» n’était pas lui, mais un personnage vieillissant, narrateur de cette autobiographie fictive, qui raconte sa vie en rapportant les mots tenus comme les gestes posés par lui comme enfant, adolescent ou jeune adulte, en somme comme «héros» à chaque étape de sa vie. De sorte, que le lecteur doit donc régulièrement se poser la question : qui parle? Le narrateur, le héros de l’action, ou Proust, en tant qu’auteur? Même pour les proustiens les plus aguerris, répondre à la question n’est pas simple, tellement les dialogues et les monologues narratifs sont imbriqués. 

L’essentiel de la Recherche est contenu dans Combray. Tel le Big Bang à l’origine de l’Univers, ou tel un dieu (Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut, de la Genèse), Proust, comme créateur, nous lance à la découverte de son «Monde», celui du désir, de la mémoire et, à la fin, vers un temps transcendé par l’art. Proust l’écrira dans le dernier tome de la Recherche : 

«Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini.» 

                                                   Le Temps retrouvé


Dans Combray, cette petite ville de province toute fictive, le petit héros n’a encore qu’une mémoire intime en gestation, nourrie au sein de sa famille et par son voisinage. Mais une mémoire collective, monumentale, des siècles qui ont façonné la France, lui est déjà transmise. Comme l’a si bien fait remarquer le professeur Antoine Compagnon, toute la partie «Combray» est saturée par le catholicisme, avec comme point névralgique la très médiévale église Saint-Hilaire. Les jours ensoleillés, le petit héros s’émerveille, son imagination stimulée, lorsque lui est raconté, à travers de ses vitraux, les premiers temps obscurs du royaume, cette longue «nuit mérovingienne», comme le critique Jean-Pierre Richard les nommait.

Si le Combray ainsi dépeint prend la figure d’un paradis terrestre (qui a tant charmé mon défunt ami, Paul), empli de bonheur familial et d’innocence de la vie, des failles laissent voir un autre Combray, ce qui formeront la conscience du héros : celui du conformisme, des racontars, du protocole de salutations et d’exclusions, d’une surveillance des passants, à l’exemple de tante Léonie, recluse, guettant de sa fenêtre tout ce qui passe sous ses yeux, de la méchanceté au sein de la famille, quand le petit n’est pas censé être éveillé. 

Quant au désir sexuel, il abonde bien entendu, dans la Recherche : hétéro, entre hommes ou entre femmes, sadomasochiste même. Comme cette superbe scène amoureuse, teintée de sadisme, de deux lesbiennes dans leur logement de Montjouvant, un hameau près de Combray, et que le petit héros observe, caché dans le jardin, en parfait voyeur! Mais le désir se donne à d’autres objets d’aspiration, de convoitise, d’ambition aussi, d’ordre matériel, social, intellectuel et artistique. Tel ce désir d’écrire qu’éprouve le jeune héros. Épreuve frustrante qui le conduit, à contrecœur, à y renoncer, car il doute de sa «vocation» littéraire.

Le désir dans la Recherche est en mouvement constant, mais d’intensité et de visée variables. Le désir réitéré ressemble parfois aux vagues d’un ruisseau qui clapotent à nos pieds, alors qu’un autre est tourmenté comme les vagues de l’océan, dont les crêtes viennent se fracasser contre les récifs de la réalité. Car le désir triomphe rarement, dans le roman comme dans la vie.

À preuve cette expérience primordiale de l’enfance du héros, tirée du «Combray». La scène émouvante du baiser du soir. Le héros, alors très petit garçon, n’arrive pas à dormir tant que Maman ne vienne pas apposer le baiser du soir. Pour l’enfant, c’est le drame quand sa mère manque à cet acte d’amour, de sorte qu’une fois son père se prive pour une nuit de son épouse. Et, plus loin, le narrateur vieillissant évoque ses émois d’enfance en se rappelant cette scène qui nous renvoie aux écrits de Freud : 

«Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : “Va avec le petit.” La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.»


Mais ces lieu et temps sont voués à disparaître, alors que perdure en la mémoire du narrateur un souvenir lourd et figé. Le lecteur ne reviendra plus à Combray, si ce n’est, au lendemain de la Grande Guerre, pour y constater un paradis détruit. 

Après la partie «Combray», ce chef-lieu de la grande tradition, l’entrée dans la prochaine partie du roman, Un amour de Swann, sera pour le lecteur une vilaine chute dans la modernité du Paris de la fin du Second Empire. Je m’arrête ici. Au lecteur de surmonter son hésitation et de s’y engager dans le chef-d’œuvre. Pour un déjeuner sur l’herbe…


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En annexe, voici le texte que j'ai écrit, en 2013, sur les difficultés de la relecture de la Recherche.



...tout acte critique, quel qu’il soit, attente au texte critiqué, le découpe, le limite, le déchire, l’éclate, le transforme en un corps morcelé. À cela, point d’autre réparation que la lecture, la lecture infinie.
Jean-Pierre Richard, 
Proust et le monde sensible
Editions du Seuil, 1974, 
avant-propos.


En littérature, plus qu'en tout autre art, l’universel n’existe pas puisqu’elle est presque toujours incarnée en un lieu et un temps, fût-il entièrement fictif, et, plus fondamentalement, dans une langue particulière avec les mots et les usages propres à une époque donnée. Toute production littéraire n’est donc qu’une singularité, voire une double singularité : celle du temps et du lieu de son objet, c’est-à-dire de la trame narrative ou argumentaire, mais aussi des processus d’écriture, d’édition et de diffusion. Pas davantage que l’expérience de l’écriture, l’acte de lire ne demeure constant d’une personne à l’autre, ni d’une époque à l’autre. Pensons seulement à l’évolution des conditions matérielles de production et de diffusion, de même que les possibilités techniques: de l’invention de l’imprimerie jusqu’aux tablettes et liseuses, les changements ont assez été prodigieux pour s’en rendre compte. Toute lecture, et plus encore la relecture, d’un texte demeure donc singulière, aucunement reproductible à l’identique. Écrire et lire subissent ainsi tous les conditionnements de ce que nous nommons la « culture ».

À défaut d’être, en vérité, « universelles », certaines œuvres, néanmoins, réussissent à atteindre, de par leur qualité et leur portée, une valeur indiscutable par delà les frontières des époques, de la géographie et des langues : elles manifestent alors une force particulière, leur exemplarité. C’est le cas du roman-fleuve de Marcel Proust.



 Adolescent, dans cette petite ville minière anglophone dont les pesants ennuis ont tant marqué ma solitude juvénile et m'ont, plus tard, conduit à la fuir vers une métropole qui m’offrait la langue française et des occasions de vivre un désir naissant pour les hommes, je scrutais dans ma Public Library, sans me sentir apte à les lire, ces vieux volumes publiés chez Gallimard au titre pour moi aussi énigmatique qu’accrocheur : À la recherche du temps perdu.


Enfin, de 2005 à 2008, je me suis lentement aventuré à lire le roman, sans décrocher et m’avouer vaincu durant ce trajet de trois mille pages. Comme tout lecteur ingénu de Proust, j’étais dépourvu d’une vision d’ensemble de l’oeuvre et ma préoccupation était de savoir par quelle manière surnager dans les flots redoutables d’une mer de mots aux phrases compliquées dressées comme des récifs vertigineux contre lesquels les vagues envoient s’échouer les baigneurs imprudents. J’avais tôt fait de repérer des îlots isolés où chercher le repos, le vent sifflant contre ma joue et l’écume des vagues mouillant mes pieds, avant de plonger à nouveau.

Émerveillé par la beauté de la narration et ensorcelé par la fine écriture de Proust, qui, dès l’incipit du premier livre, Du côté de chez Swann : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » vous pousse devant jusqu’au mot Fin apposé pour conclure le septième livre Le Temps retrouvé. Mais aucune lecture n’est « innocente » : depuis longtemps, je désirais lire la Recherche, car je connaissais, par le ouï-dire, les penchants de Charlus, le personnage de l’inverti, pour reprendre ce vocabulaire désuet. L’aspect clairement gai du roman (un anachronisme, certes, mais faudrait-il se résigner à d’autres vocables tous aussi problématiques : pédérastique, sodomite, uranien ou, platement, homosexuel?), ne pouvait que m’attirer.

La grande littérature (et la mauvaise) a longtemps su rendre visible ce qui était habituellement dissimulé au sein de la sphère publique, selon le degré de liberté dont jouissaient les écrivains et l’étendue de la censure, avant et après publication. Proust en était conscient, puisqu’en faisant état de son projet d’écrire un essai sur la pédérastie, il avouait, dans une lettre à un ami, en mai 1908, que cela n’était « pas facile à publier ». Sans son entêtement, et autant dire son courage, à écrire ce qu’il estimait devoir l’être, nous aurions sans doute été privés de cette superbe scène, dans le Temps retrouvé, au bordel pour messieurs amateurs d’éphèbes tenu par Jupien et financé par Charlus. Un soir, en pleine guerre, le narrateur, entré là comme par hasard pour se réfugier du bombardement de la Gosse Bertha prussienne, est - pour la quatrième fois dans le roman - témoin visuel mais aussi auditif ( autant dire voyeur) d’ébats entre personnes de même sexe. Ce soir-là, le baron de Charlus  sera fouetté par un joli gaillard, mais trop gentil au goût du baron. Proust crève ainsi la mince couche de pudeur recouvrant un vécu qui, pas si loin de nous, se voyait condamner à la pénombre de l’Histoire, lui rendant sa visibilité pour notre plaisir et instruction.


Une œuvre encyclopédique 

La thématique homosexuelle ne constitue qu’un des contenus du roman, qui représente une véritable encyclopédie de son époque. Ce qui permet les plus diverses interprétations, pour qu’un érudit, et ils sont nombreux, le découpe, le limite, le déchire, l’éclate, le transforme en un corps morcelé, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Richard. Les approches ne manquent pas : cosmopolitisme, snobisme, antisémitisme, l’identité française, la musique, la peinture, les robes et la mode, etc.

Toute production littéraire- de fiction ou d’essai, peut être perçue de l’extérieur comme un fragment d’écriture parmi d’autres remplissant sans cesse ce vaste entrepôt d’archives et d’artéfacts, de pratiques et de conduites, d’habitudes et de préjugés, que nous nommons, pour simplifier, la « culture ». À l’examiner de près, de l’intérieur, par contre, cette même production recèle une totalité, qui, peu importe son étendue ou volume, nous oblige à l’étudier comme telle. Insensée comme projet, vu la finitude humaine, l’oeuvre, fragment et totalité à la fois, représente une utopie toujours reconduite malgré son échec prévisible : c’est bien la vie qui englobe l’art et non le contraire. 

Peu de livres possèdent l’élan totalisateur d’À la recherche du temps perdu. Je me souviens des propos prononcés par le réputé historien de la littérature, George Steiner,  pour qui (je cite de mémoire) « aucune herméneutique ne réussirait à épuiser la signification d’une œuvre d’art ». Dans le cas de la Recherche, une telle tentative serait même follement téméraire. Voilà un autre piège contre lequel il faut se prémunir : l’excès de commentaire. Le nombre d’études sur Proust et son œuvre est si considérable qu’en lire sans fin ne nous conduirait pas nécessairement à une meilleure compréhension de l’un comme de l’autre, mais viendrait brouiller encore plus les cartes déjà passablement mêlées autour de l’oeuvre. 

Pour ma part, outre une volumineuse biographie de Proust, je n’ai cessé de lire sur Proust, soit de nombreuses études, sous forme de monographies ou d’articles, dont deux ouvrages particulièrement utiles : Proust et le roman de Jean-Yves Tadié, un essai « sur les formes et techniques du roman » dans la Recherche et le très beau livre de Jean-Pierre Richard, Proust et  le monde sensible; aussi une minime partie de sa correspondance, riche de quelque dix mille lettres. J’ai consacré des heures à une écoute attentive, via Internet, des trois cours dispensés par le grand proustien, Antoine Compagnon du Collège de France, en plus de nombreuses conférences prononcées par d’autres spécialistes. Après cette exploration pas vraiment systématique ni exhaustive sur Proust et son œuvre, j’en arrive à la conclusion que, si tout a été à la fois nécessaire et utile , cela demeure nettement insatisfaisant. La relecture que j’amorce, toujours aiguillée par mes intérêts, doit, tant se peut, garder sa distance de tout ce que j’ai pu apprendre sur Proust, afin de mieux « coller » au texte de la Recherche


« Lecteur : vos papiers! »

« L'oeuvre n'a besoin de personne. » Voilà ce que George Steiner déclarait au journal Le Monde le 9 mai 2013. Une telle conception idéaliste, « apollinienne » d’un art indifférent aux petits hommes que nous sommes, il me semble l’avoir lue chez Walter Benjamin. Établir la généalogie d’une pareille idée relève du domaine des spécialistes, qui, mieux que moi, pourraient remonter dans la philosophie allemande ou française pour en voir l’émergence. L’opinion de Steiner me fait songer également aux passages de la Recherche où Proust, ou plutôt le narrateur, s’en prend aux « célibataires de l’art » qui, en dépit de leur grande culture, ne peuvent ou ne veulent s’adonner tout entier à une création artistique... Je n’insisterai pas ici sur cette conception de l’art distant de la vie. Mais, comme je m’y oppose, je préfère esquisser, ci-dessous, celle que je privilégie.

Une anecdote d’abord. L’an dernier, un ami m’a si aimablement offert un cadeau fort apprécié, un livre acheté dans une librairie d’occasion d’Ottawa, pour la modique somme d’un dollar : Balzac et le jeu de mots, de François Bilodeau, publié en 1971, aux Presses de l’Université de Montréal. Il s’agit d’une étude consacrée au roman La Peau de chagrin. Après quelques pages de l’essai, le goût m’a pris de lire ce roman que je ne connaissais pas. Je ne l’ai pas lu, mais écouté  au complet (15 heures) à partir d’un site Internet où des bénévoles lisent des classiques de la littérature, française surtout. Quant à l’essai, une fois la lecture terminée, j’ai cherché à en savoir plus sur l’auteur. La Toile ne m’offrait rien ou presque sur lui, sinon une seule recension remontant à plusieurs décennies. J’ai envoyé un courriel à l’éditeur qui m’a répondu ne disposer d’aucune information sur ce Bilodeau. Disparu, sans laisser de traces, comme on dirait au cinéma...

Pourtant, grâce à ce cadeau inattendu, l’essai de Bilodeau a semé chez moi un désir pour ce chef-d’oeuvre méconnu de moi. En l’occurrence, le lecteur et l’auditeur que je suis a rendu la vie, pour ainsi dire, à l’essai et au roman. Rendre la vie! Exhumer des cimetières de l’oubli, des livres et, par l’écrit et la conversation, leur donner une transfusion de sang. Dans le cas du génial Balzac, que le pouvoir culturel ( éditeurs, universités, bibliothèques) canonise à juste titre, mon apport ne compte sûrement pas pour grand-chose, mais pour l’essai de Bilodeau, il s’agit de le sortir de la non-existence effective. Et, je ne peux m’empêcher de songer à ce que deviendraient mes humbles textes, dont celui qui je compose à l’instant même. Dans cinquante ans, est-ce qu’un érudit, non encore né en 2013, devant son ordinateur neurologique, au hasard des recherches, accorderait la vie aux petits écrits d’un certain « Marcel Pleau », disparu sans laisser de traces? 

En littérature, la jonction entre œuvre et lecteur est nécessaire pour que l’intention, une ou multiple, de l’auteur s’arrime à l’intérêt, un ou pluriel, du lecteur. Pour que l’art devienne vie! 
En se référant au trio, génial pour les uns, infernal pour les autres, de Marx-Nietzsche-Freud, le philosophe Michel Foucault a souligné que leurs œuvres jouaient un rôle de déclencheurs de discursivité. Si d’autres phénomènes de la vie et les pratiques artistiques des autres disciplines réussissent également à déclencher un discours, le texte, pur produit du langage et référentiel par définition, n’est fécond que par les commentaires écrits qui lui sont consacrés, comme ceux émis lors d’une conversation soutenue. Favorables ou hostiles, peu importe, pourvu qu’on en parle! Sans quoi un texte aurait échoué dans l’une de ses fonctions : de polliniser le champ culturel de son contenu d’idées et de significations, et pour lequel le lecteur demeure un acteur indispensable. Pour inverser le beau mot de Richard, une « lecture infinie » qui commande l’écriture infinie.

Mon principe de départ (cette intention, une ou multiple, de l’auteur doit s’arrimer pour que la vie soit, à l’intérêt, un ou pluriel, du lecteur) représente pourtant un terrain encombré d’obstacles et de périls. Comme l’oeil du lecteur ne fait pas que numériser de l’imprimé ou voir du pixel, il s’impose l’interprétation du texte, une opération complexe et elle-même infinie… Le lecteur n’a donc guère le choix, il doit se concevoir comme un funambule sur un fil tendu au dessus d’un précipice : il y tomberait à surinterpréter le texte, mais assurément à le sousinterpréter. Ce danger s’accentue lors d’une relecture.

Mon identité de lecteur ne me permet pas de lire la Recherche avec la sensibilité d’un Français, d’un Juif, d’une femme, d’un adolescent ou d’un professeur de littérature. Québécois francophone, homme gai (ou plutôt postgai, mais ce n’est pas le moment de m’expliquer), baby-boomer : ce profil explique, par exemple, pourquoi ma première lecture a été aiguillée par le thème de l’homosexualité dans la Recherche ; j’étais particulièrement sensible à chaque mot ou intonation de Charlus, Morel, Saint-Loup. Mais ce qui précède n’épuise aucunement mes intérêts de lecteur. L’art, l’histoire et les passions des personnages ont également sollicité mon attention.

Pendant cette première excursion dans la Recherche, je lisais sans défense, constamment sous le charme de l’énoncé proustien, comme nous hypnotisent les vagues de la mer qui se succèdent à un rythme égal. Mais une lecture ingénue d’un livre ne se présente qu’une fois. Et, ce serait une illusion de s’imaginer qu’une relecture nous permettrait de revivre ces sensations de la première fois, telle cette madeleine prodigieuse évoquée au début de Combray

C’est que notre être change, à l’instar de la peau qui est constamment régénérée, nous le rappelle la science : « Les cellules les plus superficielles du stratum corneum sont régulièrement éliminées et remplacées par les cellules nouvellement créées provenant des couches sous-jacentes et environ 10 % des cellules sont ainsi renouvelées chaque jour » (cf. : Wikipédia). De même, à tout moment dans l’« esprit » du lecteur les neurones s’enchaînent à d’autres et la vaste toile d’accès à des significations qui caractérise le cerveau s’élargit sans cesse.

Loin d’une certaine passivité complaisante et agréable que nous offre la fiction, j’entends reprendre mes droits, pour ainsi dire, en relisant ce grand roman en fonction de mes intérêts. Mais lesquels? Celui que je privilégie maintenant est la théorie de l’art et de la création artistique chez Proust qui, à première vue, nous apparaît aride et abstraite, presque fictive à l’intérieur d’une fiction. Pourtant toute la Recherche est une illustration de celle-ci, le texte tissant un maillage serré à partir de la diversité des expériences de vie des personnages, et en premier lieu du narrateur. 

Je ne suis ni un érudit ni un spécialiste de la littérature. Au mieux, pour reprendre le mot de Baudelaire, un passant, à l’ambition modeste, parce que distraite. Un passant, c’est aussi ce que le philosophe espagnol José Ortega y Gasset disait de lui-même, lui, un non spécialiste de la peinture, un simple amateur d’art, au moment d’écrire, à la demande d’un éditeur suisse, et cela en pleine guerre mondiale, un essai sur le peintre baroque Diego Velázquez (1599-1660). À la réédition de son texte, en 1950, Ortega décrivait ainsi son approche : « Devant la peinture je n’ai donc été rien d’autre qu’un passant. Mais on est presque toujours un passant quand on va à sa tâche propre, centré sur ses propres sujets avec un appareil de concepts formé au vu de ces sujets-là, avec des habitudes d’analyse que l’occupation principale a continûment déposées en soi. Mais au fur et à mesure qu’on voit sa route on regarde de biais, de l’un et l’autre côté et on voit ce qu’on voit selon la perspective et avec les reflets de ses préoccupations consolidées, à partir de ses propres points de vue, différents de ceux qui éclairent le professionnel. » (José Ortega y Gasset, Oeuvres complètes, vol 3, pp. 15-16, traduit de l’espagnol, Editions Klincksieck, 1990)


« Regarder de biais »

Si aucune herméneutique ne réussit à épuiser la signification d’une œuvre, pour rappeler le propos de Steiner, la mienne y parviendrait? Certes, non. Mais tel n’est aucunement mon objectif. Conscient du risque qu’une lecture critique puisse aboutir à déboulonner dans sa conscience l’idole d’hier, je me console justement en sachant que mon modeste effort interprétatif n’épuiserait pas le riche contenu de la Recherche. Pour reprendre le mot d’Ortega, mon intention chemin faisant est d’y regarder de biais, l’unique perspective que ma condition de non spécialiste puisse m’offrir sur la Recherche. Dans ce qui suit, j’en donnerai un exemple.

Les études par des spécialistes, académiques ou non, qui abordent, à titre d’objet principal ou en passant, l’homosexualité dans la Recherche, m’ont rarement satisfait. Le présupposé implicite, même de celles qui s’abritent sous le parapluie des « queer studies », est la non historicité de l’homosexualité, comme d’ailleurs de toute sexualité. Elles laissent souvent de côté un phénomène qui redouble la biologie du sexe, cet « éternel » héritage du règne animal et de notre évolution comme espèce; je fais référence aux aspects de la sexualité, variables au cours des siècles, qui sont le résultat de l’influence des différentes cultures. En abordant une œuvre si dense en matière de sexualité qu’est  À la recherche du temps perdu, il conviendrait, me semble-t-il, de rendre compte de l’évolution historique de ces aspects culturels pour les années 1870 à 1920, et dont l’imagination érotique, nous sommes à même de le constater, diverge quelque peu de celle de notre époque.

Ne soyons pas dupes des mots employés pour concevoir des réalités mouvantes et imbriquées entre elles qui ne se laissent pas découper au millimètre carré. Homosexualité comme hétérosexualité, et tant d’autres notions en la matière, utilisées par souci de commodité, demeurent problématiques. Proust affichait une méfiance aiguë à l’égard de tout ce vocabulaire entaché de connotations fâcheuses.  

Autre piège, la lecture militante gay ou queer. Parler de Proust comme auteur gai renferme un anachronisme grossier et trompeur. Proust vivait sa sexualité sous la chape de plomb de l’ancienne homophobie, qui, depuis des siècles, répandait impunément sans cesse un dégoût pour certains actes sexuels et un mépris voire une haine pour toute personne aux mœurs suspectes… Pour Proust, comme pour les hommes et les femmes de sa génération, il ne pouvait être question d’une « libération gaie », qui n’a pu émerger en tant que mouvement qu’à partir des années soixante du siècle dernier, comme quête d’une légitimité arrachée à la société pour sortir enfin de la clandestinité et respirer la liberté. 

Voici une illustration de cette ancienne homophobie à laquelle il était quotidiennement confronté. Dans sa préface à l’édition de 1954 de la Recherche, en trois volumes, dans la célèbre collection de la Pléiade chez Gallimard, l’académicien André Maurois a présenté Marcel Proust de cette manière : « Il est atteint d’un mal moral plus grave encore que ses maux physiques. Dès l’adolescence, il a découvert quel le seul amour vers lequel il soit attiré passe pour aberrant. Or il n’est pas, comme Gide, homme à défier les siens. Le ‘Familles, je vous hais’ serait tout à fait étranger à sa nature. On imagine des luttes intérieures, longues et douloureuses, dont il sortira vaincu; des efforts pour dompter ses désirs; des rechutes, et enfin la certitude de l’échec. On ne peut commettre, sur Proust, plus grande erreur que le tenir pour un être amoral. Immoral, oui, mais qui en souffrait. D’où, une fois encore, son besoin de confession et d’analyse, propice au romancier. »

De nos jours, on imagine mal un éditeur sérieux publier de semblables propos. Mais, en 1954, il me semble que Maurois ne cherche pas la controverse, mais surfait sur l’homophobie coutumière, prédominante alors tant chez les intellectuels qu’au sein de la population. Et combien d’écrivains et d’intellectuels d’antan, pour se prémunir d’une accusation de pédérastie, ne tarissaient pas d’invectives de la chose… 

Écrivain génial, mais moralement taré! Pour sauver et exalter l’artiste que l’on aime et qui en est, il fallait donc vouer aux gémonies l’homme « immoral, oui, mais qui en souffrait ». Et cela, jusqu’à mentir. Comparons le propos de Maurois à celui d’André Gide qui raconte dans son Journal une visite nocturne à Proust, le 14 mai 1921, un exemplaire sous le bras de l’essai Corydon, sa célèbre apologie de l’homosexualité et de la pédérastie : « Loin de nier ou de cacher son uranisme, il l’expose, et je pourrais presque dire : s’en targue; il dit n’avoir jamais aimé les femmes que spirituellement et n’avoir jamais connu l’amour qu’avec des hommes. » Non, le mal dont souffrait Proust n’avait rien n’avoir avec la sexualité, mais plutôt avec les crises aiguës d’asthme qui l’ont torturé pendant une bonne partie de sa vie. 

L’intérêt véritable de la Recherche, en la matière, ne réside pas dans le renvoi, assez précis parfois, à des actes sexuels, mais plutôt à tout le maillage sentimental qui les enrobe. Ce qui me passionne ce sont les nombreux indices des conditionnements juridiques, sociaux et culturels sous lesquels vivent plus d’une centaine de personnages, importants ou secondaires, du roman,  et qui offrent au lecteur un merveilleux contraste avec l’état actuel des relations humaines.

L’homophobie, comme tout le reste, est sujet à des variations au cours des époques. L’ancienne homophobie s’imposait d’autant plus facilement qu’aucun contre-discours efficace n’existait pour la combattre dans la sphère publique. L’émergence de la libération gaie, et de ses triomphes politiques et sociaux récents, tel l’élargissement du mariage aux couples de même sexe, explique en bonne partie pourquoi dernièrement un mouvement réactionnaire surgit avec plus de virulence. Il ne s’agit plus ici de réactions irrationnelles individuelles, mais d’une prise de position idéologique contre une collectivité. Un bel exemple en est le festival de l’homophobie tenu récemment dans les rues de France contre le « mariage pour tous » proposé par le gouvernement socialiste. Une telle frénésie de propos homophobes m’a surpris et désolé. Je me demandais comment cela était possible dans un pays aussi sophistiqué et moderne. Alors, par un drôle de biais, je me rappelais ce que j’avais affirmé l’an dernier à un étudiant français venu en stage au  département d’études littéraires de l’UQAM. Devant son étonnement, je soutenais que À la recherche du temps perdu avait été pour moi un « code » pour comprendre les Français. 

Sur une partie du roman et sur la vie de ses personnages plane l’ombre de l’affaire Dreyfus, qui a particulièrement marqué le jeune Proust, dreyfusard de la première heure. N’y aurait-il pas une « fatalité » en France, un « besoin » périodique de se vider le cœur dans des psychodrames qui divisent la société, dans le pire des cas, dégénérant parfois en violence extrême, dont la Révolution demeure le paradigme? En d’autres circonstances, une situation moins violente malgré une grande tension.  Parfois, comme en 1968, des moments joyeux. Le Festival de l’homophobie de 2013, ne serait donc que la dernière occurrence de ce psychodrame national, avec comme victime expiatoire, les gais et lesbiennes, comme l’avaient été, à l’époque de Proust, les Juifs.

Mais revenons à Proust. Dans le discours de ces homophobes, mouture 2013, un mot d’ordre m’a surpris, celui de défendre le droit de l’enfant de connaître son lignage, prétendument menacé par l’élargissement du  mariage aux gais et lesbiennes. Lignage, que cela sonne vieux jeu à notre époque de métissages mondialisés et d’individualisme sacré! Mais du vivant de Proust, cette question devait être une préoccupation cruciale pour nombre de personnes. L’auteur a bien vu le profit qu’il pouvait en tirer pour son récit. Les questions relevant du lignage devenaient ainsi un efficace fédérateur de thèmes et un puissant moteur de la narration tout au long de la Recherche, du moins jusqu’à Sodome et Gomorrhe
Dans l’ancien régime, les questions relativement au lignage étaient déterminantes pour les aristocrates et pour ceux qui par leurs fonctions dans la société aspiraient à s’élever à la dignité de nobles. En Espagne, nous apprend Ortega y Gasset, Vélazquez, qui aspirait à faire partie de la chevalerie, donc de la noblesse, devait prouver sa limpieza de sangre,ou sa pureté généalogique et le fait de n’avoir jamais exercé un métier ou une profession, suivant le dédain aristocratique bien connu pour la richesse accumulée grâce au commerce et à l’industrie.

Tout au long de la Recherche, l’auteur s’astreint à dresser la généalogie des Guermantes, exemple paradigmatique de la noblesse française, remontant jusqu’aux temps mérovingiens pour asseoir la légitimité de cette famille. Dans le cas de la famille bourgeoise du narrateur, Proust n’est guère allé au-delà des grands-parents, mais la lignée de la famille ne fait aucun doute, du moins rien dans le texte ne nous le laisse croire. Quant à leur domestique, Françoise, issue de la paysannerie, mais dont les ancêtres nous restent anonymes, elle est l’incarnation même de la terre de France, malgré une fille devenue avec empressement une Parisienne. Restent les autres, les exclus du lignage. D’abord les Juifs, tels Swann ou Bloch, d’ascendance douteuse, orientale se demande-t-on, ou encore Odette, une ancienne cocotte devenue l’épouse de Swann et mère de Gilberte, le premier amour du narrateur, elle demeure infréquentable pour ses parents. Au ban du monde, Rachel, prostituée et juive, mais promue à un brillant avenir de grande comédienne. Un être de lignage impur et moralement taré, mais qui se rachète par l’effort et le mérite. Enfin, Albertine, jeune femme de bonne naissance, certes, mais orpheline et pauvre.

À ce côté du sang, pur ou impur, des familles succède dans la Recherche, dès Sodome I, une « inversion » de la thématique, un contrepoint qui, sans que disparaisse le souci généalogique, le relativisera. L’autre côté, celui du désir et de la volonté d’hommes et de femmes mus par la recherche du plaisir et soumis aux affres de la jalousie, thème présent depuis Combray mais resté en retrait, reprend le rôle central et dominera la suite de la narration. Et, dès les premiers passages de Sodome I, la découverte par un narrateur voyeur de l’inversion de Charlus. Proust reprend, ici, l’ancienne désignation de l’homosexualité, ce qui lui permet de signifier à la fois l’inversion de la thématique, de lignage à désir, et inversion tout court alors qu’il n’était question dans Combray que d’une relation lesbienne, celle de Léa et Mlle Vinteuil, la fille du musicien, scène aperçue de loin par le narrateur, alors enfant. 

À la toute fin de la Recherche, Proust ironise, il me semble, sur cette obsession du haut lignage surtout, lorsque, au bal de têtes de la matinée chez le prince de Guermantes, l’auteur nous stupéfie en nous présentant la nouvelle princesse de Guermantes,  l’affreuse, mais juteuse, Mme Verdurin. Devenue veuve, elle peut s’acheter un titre de haute noblesse grâce à la ruine que la Grande guerre a infligée au prince. Victoire symbolique finale de la bourgeoise sur l’ancien régime? 

Cette « dialectique » est celle de l’être soumis à son lignage et, son antipode, l’être de la volonté de puissance pour reprendre un concept de Nietzsche. L’être de lignage, aristocratique, bourgeois ou paysan, signifie un assujettissement au passé d’une famille et à la tradition de la culture ambiante. En rupture de ce celui-ci, se profile dans le roman, l’être de désir, de liberté, de devenir où le souci est sa propre vie et non la famille. Une dialectique qui rejoint le grand récit de l’antagonisme de la tradition et de la modernité qui a marqué les sociétés au cours des derniers siècles, et dans lequel malgré tout nous sommes toujours engagés. Une modernité fonde sa pertinence en déstabilisant périodiquement les traditions. 

La fin du Temps retrouvé, dont l’action se déroule au début des années vingt, déjà sous l’emprise d’une nouvelle liberté de mœurs, semble s’ouvrir sur un dépassement de l’antagonisme du lignage et du désir en la personne de la jeune Mlle de Saint-Loup. Le narrateur se demande ce qu’elle deviendrait : « Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse ». Elle représente un lignage à la fois estimé et méprisé, qui réunit les deux côtés des promenades d’enfance du narrateur à Combray ; ascendance méprisée de par sa mère Gilberte, fille du juif Swann et de l’ancienne cocotte Odette et lignage glorieux de son père, l’aristocrate Robert de Saint-Loup, un Guermantes par sa mère. 
Presque tous les personnages, d’un lignage glorieux ou simplement respectable, sont des êtres d’un désir souvent exacerbé. L’un des plus énigmatiques est sans conteste Robert de Saint-Loup. Un personnage double, comme l’indique son patronyme aristocratique : un  saint et un loup. Bisexuel, amoureux au début de Rachel, prostituée et juive, au ban du monde, mais qui se rachète par l’effort et le mérite en devenant une grande comédienne. Mais Saint-Loup se tourne aussi vers des hommes du peuple et les petits gigolos qu’il fréquente, en pleine guerre, au bordel tenu par Jupien, où il égare sa Croix de Guerre, avant d’y sacrifier la vie, moins peut-être pour défendre la Patrie, et l’honneur familial, que pour ses poilus sénégalais. 

S’opère donc chez Saint-Loup comme chez son oncle, le baron de Charlus, un croisement entre la classe sociale et le désir. Traversé par ce classisme, il s’instaure une division du désir entre l’érotique et le spirituel, entre le corps et l’intelligence. Les beaux éphèbes issus du prolétariat n’auraient que leur jolie silhouette à vendre dans un jeu aguichant de sexe et fric. Ce qui explique que ni Saint-Loup, ni Charlus ne « draguent » les jolis rejetons de la noblesse ou de la bourgeoisie, mais préférent les garçons du  « peuple », du genre de Morel, qui fera carrière d’amant chez l’un et l’autre. 

Ce goût du beau peuple n’empêche pas Charlus de tenter de séduire le jeune narrateur ingénu, plus attiré par les jeunes filles en fleur que par le baron bedonnant aux tempes grises. Mais pour le baron la relation cherchée ne dépasserait pas un amour spiritualisé, non sexuel, qui s’inspire d’une antique pédérastie sentimentale. Voici comment le narrateur raconte la confusion des sentiments entre Charlus et lui : « Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait, l’emportait pourtant sur celle de tous les siens ; on eût dit Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise. Pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorât ses haines, on sentait que, même s’il y avait tantôt de l’orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d’assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire(….) » 

Et le narrateur de noter ce que lui déclare Charlus : –  « Comme dans Les Lances de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur s’avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être noble, puisque j’étais tout et que vous n’étiez rien, c’est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce n’est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j’ai eue envers vous me sera comptée, je l’espère, et de n’avoir fait que sourire de ce qui pourrait être taxé d’impertinence, s’il était à votre portée d’en avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées ; mais enfin, monsieur, de tout cela il n’est plus question. Je vous ai soumis à l’épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilité et qu’il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l’ivraie. »  Le Côté de Guermantes II, chapitre deuxième, pp 537-538 de l’édition Folio. La référence à la peinture Les Lances de Vélasquez se rapporte à un tableau peint en 1635 pour montrer l'aspect chevaleresque de la scène de reddition des insurgés des Pays-Bas, alors sous domination espagnole. On y voit leur chef, Breda, remettre les clés de la ville au général espagnol, Spinola, qui les refuse par la volonté de ne pas humilier l'adversaire.

Deux côtés, Swann et Guermantes; mais aussi du sang et du désir. J’espère que cette analyse sommaire m’a permis d’illustrer la fécondité d’un regard de biais d’un lecteur non spécialiste, de même que le piège de lire ou relire la Recherche à l’enseigne des commentateurs chevronnés au lieu de poursuivre son propre chemin...de biais. Mais pour souligner également la nature illusoire d’un retour aux charmes de la première lecture. Il serait donc plus sage d’accepter de suivre la voie proposée par Richard, en épigraphe de ce texte : « tout acte critique, quel qu’il soit, attente au texte critiqué, le découpe, le limite, le déchire, l’éclate, le transforme en un corps morcelé. À cela, point d’autre réparation que la lecture, la lecture infinie ».


Au départ de ce texte, je me suis servi pour décrire cette première lecture de la Recherche de la métaphore d’une mer, reflet d’un souci de ne pas me noyer dans les flots de la matière écrite. Maintenant que j’amorce une relecture systématique, je crois opportun de changer de métaphore afin de mieux décrire l’entreprise. Dans mon esprit maintenant, cette relecture s’apparente à une escalade en haute montagne. Il ne s’agit plus de voguer à la dérive suivant le courant du texte mais, comme on parlera de l’Everest, de conquérir le Mont-Proust pour y contempler, une fois atteint le sommet, la perspective, cette manière particulière que possédait Proust de se hisser au sommet de la connaissance et l’art de son époque, en y dépassant les préjugés de la société d’alors. Nous connaissons ce qu’est advenu du monde qu’il laissa à sa mort, en 1922 :  des massacres des états et des idéologies, comme des merveilles enfantées par l’industrie et la science. Pour moi qui relirai son œuvre, ne devrais-je pas mieux observer mon monde au sommet du Temps retrouvé? En ce qui me concerne, l’ascension ne fait que commencer et je garde bien à l’esprit ce dont tout alpiniste qui se met à gravir une montagne est conscient : que les accidents sont fréquents...